Ce que la philosophie pourrait apporter à une maturité gymnasiale de qualité

 

Le processus d’actualisation de la maturité gymnasiale, appelé “évolution de la maturité gymnasiale”, est lancé. Il ne se veut pas une révolution mais un approfondissement de ce qui a été réalisé il y a plus de vingt-cinq ans ; cela, afin de garantir l’accès aux Universités sans examens préalables et de permettre à chaque élève d’être un citoyen libre et actif dans un État de droit, capable d’assumer des responsabilités sociétales.

 

Dans ce processus, certaines branches font un lobbying efficace pour montrer à quel point elles méritent un statut et une reconnaissance plus importante dans la future grille horaire gymnasiale. Il faut par exemple des connaissances en économie pour pouvoir voter dans bien des objets de vote ; il est bon d’avoir une certaine connaissance du fait religieux et des grandes religions pour vivre dans une société multiculturelle ; il faut connaître l’évolution des systèmes politiques jusqu’à aujourd’hui pour être un vrai démocrate ; il ne faut rien ignorer de la climatologie ou de la biologie pour s’inquiéter de la persistance de la vie sur terre. On favorise ainsi une conception technique de l’enseignement qui réduit le sens et la finalité d’un savoir à son utilisabilité pour répondre aux objectifs — en soi louables — du moment. Certes, on veut bien se soucier de savoirs moins directement utiles comme l’histoire ou la religion lorsqu’il y a des problèmes d’intégration voire des attentats terroristes. L’histoire a-t-elle, dans ce cas, négligé l’enseignement du fait religieux ? Pourquoi le terroriste ne reconnaît-il pas nos valeurs démocratiques ? N’avons-nous pas assez fait preuve d’écoute et d’empathie à l’égard de sa “religion”?

 

Prenons un peu de recul et réfléchissons à ce que la philosophie pourrait apporter à l’amélioration de la qualité de la maturité gymnasiale, et cela non pas à partir d’intérêts particuliers — ni forcément légitimes, ni forcément illégitimes — mais d’une vision de ce qu’est une bonne formation gymnasiale, ainsi que des enjeux et finalités qui la sous-tendent.

 

Éviter le piège de la juxtaposition et le péril de l’éclatement du savoir

 

Il nous semble que toutes nos réflexions actuelles sur l’éducation négligent un élément important : le questionnement sur les buts et donc sur les valeurs, garant d’une formation humaniste et non pas technocratique. On s’en remet aux vertus du dialogue dans un État de droit sans interroger les fondements et présupposés sur lesquels il repose ou à la pseudo-souveraineté de l’individu qui choisirait les valeurs comme le consommateur le fait pour ses produits au supermarché.

 

Mais tout cela n’aide en rien à organiser les branches entre elles, voire les hiérarchiser et à donner ainsi une unité au savoir enseigné permettant à l’élève de structurer sa pensée et, par là, son être, son savoir et son agir.  On se contente de la tolérance, autre valeur non interrogée ; “tu me tolères et je te tolère” mais l’interaction entre les branches ne va pas plus loin.

 

Lorsqu’il s’agit de débattre actuellement sur des enjeux fondamentaux, on se satisfait bien souvent d’une simple juxtaposition d’opinions, la vertu cardinale étant d’être à l’écoute de, en empathie avec. On ne juge pas. Comme s’il était réactionnaire d’émettre des jugements de valeur, ceux-ci étant condamnés à demeurer prisonniers de la caverne des jugements de goûts “subjectifs”. A cette juxtaposition d’opinions peut s’adjoindre une juxtaposition de normes, et par là de groupes sociétaux, qui vivent les uns à côté des autres et non pas les uns avec les autres.

Est-ce à ce type de structuration d’esprit et de “maturité sociétale” qu’aspire notre enseignement ? Est-ce à ce type de société ouverte et de vie sociale extrêmement polarisées et agressives (pour ne pas dire violentes) que nous voulons aboutir ?

 

Déployer une véritable réflexivité en harmonie avec la connaissance de l’essentiel

            Norme et valeur, être et apparaître, vérité et semblance, savoir et sagesse, justice, liberté et responsabilité, conscience de soi, bien et mal, sont des concepts fondamentaux qui n’existent pas à l’origine dans le langage des sciences mais proviennent de leur matrice commune : la philosophie, comme quête désirante d’un savoir permettant à l’homme de devenir véritablement humain. Le langage scientifique, c’est la langue de l’objectivité, du fait, de l’analyse, du progrès. Et la science est une base capitale pour faire face aux différentes formes d’irrationalisme (considérez le débat actuel sur le coronavirus).Mais Lorsque le domaine intellectuel se retrouve restreint par cette langue qui ignore le sens, l’esprit perd le moyen d’exprimer le sens de l’existence humaine et de sa place dans le monde. Car les faits en soi ne disent rien sans une grille de lecture (la plus souvent implicite et fragmentée) ontologique, épistémologique et axiologique. Attribuer une valeur à la réalité ne peut se faire que par un mode de connaissance qui n’ignore pas la distinction entre ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, entre le bien et le mal, entre ce qui a du sens et ce qui n’en a pas, enfin entre ce qui est véritablement et ce qui n’est qu’en apparence.

Juger permet de prendre la mesure : que cela signifie-t-il pour moi ? de prendre aussi conscience de ce que j’ai compris et de trouver ainsi un accord (provisoire) avec soi.  C’est pour cette raison que la réflexivité philosophique appartient pleinement à la formation de l’esprit. La philosophie ne fournit aucune spécialisation à celui qui apprend mais lui permet de choisir, de se choisir, en connaissance de cause. Lui donnant la possibilité de faire face à tout ce qui s’ouvre à lui, mises au point ou réflexions faites, comme un homme politique devrait pouvoir assumer la responsabilité de diriger n’importe quel département dans un gouvernement.

Se connaître implique une responsabilité à l’égard de ses pensées. Expérience non aléatoire, non arbitraire ou non simplement liée à des préférences, puisqu’elle s’inscrit dans une histoire et se met en pratique au travers d’une réflexion rigoureuse sur les procédés, les méthodes que notre pensée suit en faisant des mathématiques, de la physique ou le commentaire littéraire d’un poème ainsi que sur le rapport à la réalité et à la vérité que ces recherches induisent, sur les valeurs qu’elles éveillent en nous de même qu’en tout homme.

Assumer une authentique interdisciplinarité

L’interdisciplinarité, celle du moins envisagée de cette façon, appartient intrinsèquement à la philosophie. Et si cela est vrai, c’est donc la réflexivité qui caractérise l’attitude philosophique que nous aimerions voir adopter par nos élèves. Non pas conçue comme un simple retour sur soi et sur sa pratique, elle représente une véritable interrogation sur les présupposés et les conséquences d’un discours et d’un savoir renvoyant ou non, directement ou indirectement, à la philosophie. Il ne s’agit donc pas d’aboutir à une théorie objective complète, mais de déployer la capacité d’autonomie propre à chaque être humain.

Il découle de l’interdisciplinarité philosophique qu’elle devrait apporter une contribution décisive à la propédeutique scientifique, aussi bien au niveau de l’introduction aux méthodes scientifiques en cours (induction, déduction, abduction, .etc.) qu’aux critères de scientificité d’une science (certitude, exactitude, rigueur, cohérence, systématicité, causalité, .etc.) et aux théories de la vérité qui l’accompagnent (rectitude, conformité, cohérence.etc.) ; qu’elle pourrait offrir, en interrogeant les rapports entre l’homme et la machine, un regard critique salutaire au phénomène de la digitalisation et de la numérisation de la société; qu’elle serait en outre en mesure d’enseigner les idées fondamentales sur lesquelles repose jusqu’ici notre conception de la citoyenneté: bien commun, justice, liberté et égalité, responsabilité et les dangers qu’elle doit affronter : violences, racismes, nationalismes, fondamentalismes, discriminations et exploitations de toutes sortes ; qu’elle serait enfin à même de réfléchir à la provenance de la catastrophe écologique en cours, en découvrant et témoignant que la philosophie n’est peut-être pas pour rien dans la conception de la nature et du rapport de l’homme à celle-ci qui la sous-tend. Condition nécessaire mais non encore suffisante pour commencer à la surmonter.

On l’a compris : la philosophie devrait avoir une place fondamentale au niveau national dans la maturité gymnasiale du vingt-et-unième siècle. Il est grand temps de tourner définitivement la page des conséquences du Sonderbund.

 

Emmanuel Mejia et Gérard Devanthéry